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- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 2004-11-15 | [Este texto, tienes que leerlo en francais] | Inscrito en la biblioteca por lucia sotirova Communication au 1er Congrès Mondial de la Transdisciplinarité, Convento da Arrábida, Portugal, 2-6 novembre 1994 Cet après-midi, je voudrais vous parler de certaines idées en relation avec le langage et surtout avec le langage transdisciplinaire. Peut-être parlerai-je un peu à la lumière d'une affirmation d'Emerson disant que l'homme est seulement la moitié de lui-même, l'autre moitié étant son langage. C'est dire que je parlerai à la lumière de celui qui a vu dans le langage l'élément essentiel, fondamental et inséparable de l'homme entier. Le langage, a-t-on dit, est la demeure de l'homme, la demeure de l'être, la demeure de la connaissance - quelle que soit la connaissance. Je pense cet après-midi à la demeure de la rencontre des connaissances qui est au coeur de la pensée transdisciplinaire. Je dirai d'abord que tout changement de vision (car je pense en premier lieu que nous vivons un changement de vision) présuppose un changement de langage. On ne peut, avec les mots d'anciennes visions, continuer de parler de cette vision inaugurale, de cette nouvelle vision à laquelle nous prétendons accéder et que nous prétendons exprimer à partir de l'attitude et du langage transdisciplinaires. Ici je voudrais vous faire part d'une nuance. S'il est vrai que tout changement de vision est un changement de langage, à son tour, tout changement de langage présuppose un changement de vision. Je ne sais, je ne crois pas qu'aucun de nous puisse affirmer une chose pour l'autre. Je ne sais si c'est en premier lieu un changement de vision ou un changement de langage. En vérité je pense que c'est un changement de paradigme. Tout changement de modèle dans la science, tout changement de modèle dans la vie changent le langage et exigent un nouveau langage. Wittgenstein a dit en substance : " Les limites de mon langage sont les limites de mon monde et les limites de ma réalité ". C'est dire que si l'on travaille dans les limites du langage, on travaille pour étendre et reculer les frontières de la réalité du monde. Je me demande si l'on ne pourrait pas dire l'inverse : si les limites de mon monde ne seraient pas les limites de mon langage. Mais j'ai l'espoir qu'en travaillant avec passion dans les limites du langage (avec la vie dessous) et qu'en élargissant ses limites, la réalité - toujours partiellement voilée - pourrait elle aussi s'étendre. Je crois et je dois le dire qu'il existe des exemples de langage transdisciplinaire, des exemples qui ne sont pas d'aujourd'hui. Je crois que l'exemple le plus pur, le plus important du langage transdisciplinaire en action (langage transdisciplinaire pouvant nous faire accéder au langage global que nous cherchons) c'est le langage de l'art et surtout le langage de la poésie. La poésie ne peut agir dans les limites du langage, dans les limites de l'imagination, dans les limites de la réalité. Pour la poésie, la réalité est infinie. Cela ne veut pas dire que la poésie connaît tout. Cela signifie, dans la dite perspective, une attitude exemplaire, une attitude vers la totalité, un apprentissage, un humble apprentissage de la réalité sans frontières, une disponibilité sans laquelle il n'y a pas de vrai langage ni de véritable esprit vers la totalité. Une disponibilité difficile à obtenir et qu'on ne pourrait définir si on arrivait à l'obtenir. Enfin, tout cela dans l'esprit fondamental d'une véritable ouverture à l'égard des choses, des différences et des similitudes qui sont la définition même de la réalité. Rilke a parlé avec beauté de l'Ouvert. Il a pensé que l'Ouvert était la clef, non seulement du langage, mais aussi de la réalité spirituelle et de la connaissance. Je pense que si l'on veut établir certaines conditions et certains principes de cette attitude transdisciplinaire, on doit inévitablement accéder à l'idée de l'Ouvert. Je crois que la nécessité fondamentale est d'ouvrir la volonté (d'éveiller le désir) de connaître la réalité sous n'importe quel angle, dans n'importe quelle spécialité, n'importe quel type de connaissance, mais en reconnaissant tout indice de vérité dans n'importe quel genre de réalité. Nous devons avoir le courage de le dire: le langage des spécialités (la terminologie des sciences et des techniques), le langage des sciences et des technologies sont des langages auxiliaires, nécessaires mais auxiliaires. Je crois et je dois le dire - et me réjouis que l'un d'entre vous l'ait dit avant moi, que le langage des mathématiques est un langage auxiliaire comparé au langage total. Le langage transdisciplinaire qu'il s'agit de trouver et auquel nous travaillons, c'est le langage globalisant, holistique comme l'a dit l'un d'entre vous. Un langage axial, un langage axé au centre de tous les autres langages. Un langage qui, pour se créer, doit nécessairement laisser de côté certaines choses. L'esprit d'exclusivité, par exemple. Autre exemple: l'esprit de jargon. Aussi, comme je l'ai dit il y a trois ans à Paris, la première condition méthodologique relative au langage (surtout en ce qui concerne les grands langages : langage poétique, langage transdisciplinaire) est-elle de nettoyer le langage. Cela ne signifie pas que nous cherchions un langage pur. Il n'y a pas de langage pur. Il n'y a rien dans l'homme de pur ni de complet. Cela signifie, une fois de plus, une nouvelle attitude. Cela signifie une écologie dans le sens le plus neutre du terme, une écologie de l'esprit, une écologie de l'âme, une écologie de la culture. Ce sont là des mots que nous avons souvent peur d'employer. Il s'agit donc de nettoyer notre mode de vie et notre façon de parler pour arriver à une véritable écologie du langage et de la parole. Octavio Paz a dit ceci : " Quand une société se corrompt, la première chose qui se corrompt c'est le langage ". Cela devient une évidence dès que nous observons la société, le milieu et le contexte dans lesquels nous vivons. C'est vrai aussi pour la poésie comme pour la transdisciplinarité. La contemplation du langage est plus nécessaire que son analyse. Il s'agit de comprendre que le langage est une chose vivante, plus essentielle que tous les autres pouvoirs du monde. Il faut éviter la tentation d'inventer un autre langage de laboratoire. Il faut comprendre que tout vrai langage est fait de mots, de paroles, mais aussi de silences. A propos du langage et de ses niveaux supérieurs, je vais vous rapporter quelques mots d'Elie Wiesel dont la beauté devrait vous toucher. A mes yeux, les références religieuses de ce texte sont secondaires. " Quand le Messie viendra, dit un maître hassidique, il nous sera donné de comprendre non seulement les lettres de la Torah, mais aussi les blancs qui les séparent ". Voilà le secret de toute écriture, le secret de tout langage et celui du langage que nous cherchons. Ce secret, le voici : le profane écrit avec des mots tandis que le poète ou le créateur écrit avec le silence. Elie Wiesel conclut ce beau texte comme suit : " Comment fait-on pour transformer des signes en mots, des mots en paroles, des paroles en vision? ". Comment fait-on pour faire du langage un refuge plutôt qu'une prison, un hôtel plutôt qu'un cimetière? Le poète le sait mais lui se tait. Reste qu'il ne se tait pas toujours. Je crois que le poème ou la création poétique vient nourrir certaine chose secrète qui attend l'homme dans sa vraie création de soi-même. Je pense qu'en cherchant un langage transdisciplinaire et globalisant en face de la totalité et non en face d'un segment qu'on appellerait réalité et qui n'en serait qu'un fragment minuscule, on devra se souvenir de tout cela. Il y a quelques années, un célèbre philosophe espagnol, Don Ramón Menéndez Pidal, a dit ceci : " Il y a des éléments que le dictionaire ne peut enregistrer ". Il en a donné un exemple (et quelle formidable exemple pour le langage que nous pratiquons tous les jours et pour ce langage transdisciplinaire que nous cherchons) en disant en substance : - Nous ne pouvons pas encore signaler les valeurs émotionnelles des changements que les significations des mots subissent. Aussi je crois qu'il faut résister à l'une des grandes tentations de l'être humain qui s'aventure à la recherche de la connaissance : éviter la tentation de la définition fermée. Il faut la repousser. Car aucun dictionnaire, aucune philologie, aucune grammaire ne peuvent intégralement rendre compte de la variété, la richesse, la polysémie, la grandeur, la vitalité d'un seul mot. J'ai plaisir à me souvenir cet après-midi d'un phénomène que j'ai observé il y a quelques mois, car il nous indique que nous avançons dans le vrai sens, dans le sens que nous devons avancer. Il s'agit d'un universitaire de mon pays qui eut l'idée d'achever son ouvrage scientifique par trois poèmes qu'il avait lui-même écrits. Autre défi (ou comment unir anthropologie et poésie): j'ai récemment reçu des Etats-Unis un ouvrage intitulé Anthropologie poétique qui lui aussi se termine par deux ou trois poèmes. Autre exemple inoubliable : l'article publié il y a trois quatre ans par Basarab Nicolescu dans la revue Phréatique où il cite un poème pour signaler ce que ce poème est à même de révéler. Je cite ces exemples pour évoquer les possibilités d'union et de rencontre, ainsi que les possibilités de nous reconnaître les uns les autres, malgré toutes les méconnaissances, malgré les divers langages disciplinaires, malgré la peur des chercheurs d'accéder à un langage transdisciplinaire. A propos du paradigme dont nous parlions, je crois qu'il y a autre chose de difficile à comprendre - pas seulement pour les scientifiques. Comme il y a un paradigme scientifique, il y a un paradigme de vie, un paradigme éthique, un paradigme esthétique. Cela c'est un peu le modèle dont on peut s'attendre à ce que la réalité le vérifie. Mais, au-delà de l'analyse et de l'intelligence, il y a une autre fonction du paradigme, c'est celle de l'imagination sans laquelle il n'y a pas de langage. Je me souviens du livre inoubliable, Juan de Mairena , du grand poète espagnol de ce siècle, Antonio Machado, dans lequel une sorte de maître imaginaire s'entretient avec ses élèves qui, eux, ne sont sans doute pas imaginaires. Un de ses élèves lui demande un jour : " Maître, croyez-vous dans les modèles, croyez-vous dans le paradigme? ". " - Oui, répond le maître, j'y crois pour les oublier! ". Les oublier, cela signifie que le travail de l'imagination, de l'intelligence et du langage qui a permis ce paradigme est opératif quand bien même ce paradigme serait remplacé par autre chose. Finalement, je ne crois pas à la possibilité d'un vrai langage transdisciplinaire sans une triple rupture. (Par parenthèses, avec quel langage faut-il rompre? Que faut-il repousser pour accéder au nouveau langage? Aucun langage n'est facile à acquérir. Le langage transdisciplinaire, il faut le conquérir, le ressentir.) Trois ruptures, disais-je. La première : la rupture avec l'échelle conventionnelle du réel, la rupture avec la croyance que la totalité de la réalité se limite à la réalité sensible que nous voyons et percevons par nos sens. La seconde : la rupture avec le langage stériotypé, répétitif, avec ce langage naïf par lequel nous limitons la réalité. Ce langage ordinaire, ce langage de commodité, " c'est de la poésie fossile " disait Borges dans un entretien peu avant de mourir. Les choses essentielles que la poésie et que les hommes visionnaires ont découvertes à travers les siècles, nous les réduisons et les utilisons exclusivement d'une manière pragmatique. La troisième rupture sans laquelle il n'est pas de langage nouveau ni de langage transdisciplinaire, c'est la rupture avec le mode sclérosé de vivre. On ne pourrait aspirer au vrai langage ni y travailler si la vie continuait d'être pour nous une espèce de matériau prédéfini et conventionnel. Il y a deux ans, lors du Festival International de Poésie à Rotterdam, un des plus importants d'Europe, j'ai découvert quelque chose dont j'ai tiré un enseignement que je vais maintenant partager avec vous. Ce Festival organise chaque année un programme de traductions en plusieurs langues de fragments de l'oeuvre d'un poète désigné par le jury. J'ai eu la surprise d'être élu cette année-là. Les poètes étrangers présents au Festival furent chargés de la traduction de quelques-uns de mes poèmes dans leur propre langue. Un matin, un indigène Mapouche du Chili m'aborda et me dit: " Il y a dans votre poème un mot qui n'existe pas dans ma langue. Que faire? ". Dans toutes les langues, dans la plus parfaite des langues, il manque toujours un mot, ai-je pensé. Il arrive d'ailleurs que nous éprouvions le sentiment qu'il manque des mots dans notre propre langue. Le mot manquant dans la langue du Mapouche, c'était le mot miroir . Je lui demandai si le mot reflet existait dans sa langue. " Oui, répondit-il, reflet se dit en deux mots : l'eau après la pluie ". C'est dire qu'il existe une sorte de rencontre, hantée par la réalité, grâce à laquelle une langue découvre le mot, ou les possibilités de mots, qui lui manquent. Ce langage est dans toutes les langues. Ce premier langage est toujours transdisciplinaire. La poésie est toujours transdisciplinaire. Le vrai langage est toujours une lutte contre les mythes et contre le manque de mots ou de paroles qui donnent corps au silence que, tous, nous portons en nous, au-dedans du dedans, depuis le début. Pour en donner un exemple avant de terminer, je me permettrai de me citer en lisant un bref poème en relation avec l'idée que tout langage est en face du vide : Parfois il paraît que nous sommes au centre de la fête, mais au centre de la fête il n'y a personne, au centre de la fête il y a le vide, mais au centre du vide il y a une autre fête . ROBERTO JUARROZ (Transcription et adaptation par Michel Camus avec le concours et l'accord de Laura Cerrato) |
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